UP AND DOWN, GOLDEN DAWN (3/4)

 

Le langage des anges et la magie des mots

 

Mais que pouvait-on bien faire dans cette Golden Dawn ? À quoi pouvaient bien s'occuper tous ces écrivains, occultistes, érudits, artistes, alchimistes... ? Un siècle après les faits, on peut envisager quelques éléments de réponse, qui vont nous amener à considérer le rôle de la magie dans la création littéraire.

Tout d'abord, comme toute société initiatique qui se respecte, on trouve dans la G.D. des grades et des dénominations spécifiques. On compte une dizaine de grades, inspirés de l'Arbre des Séphiroths de la tradition Kabbalistique. Les 3 derniers, dits " du 3ème ordre " ou des " Enfants de l'Abîme " ne furent jamais revendiqués par aucun des adeptes, puisqu'ils étaient réservés aux " Chefs Secrets ". Et l'on ne devenait pas " Chef Secret " impunément ! Concernant ces mystérieux personnages, Mathers écrivait aux adeptes dans une note interne :

" Au sujet de ces Chefs Secrets, auxquels je me réfère et dont j'ai reçu la sagesse du Second Ordre que je vous ai communiquée, je ne peux rien vous dire. Je ne sais même pas leurs noms terrestres et je ne les ai vus que très rarement dans leurs corps physiques... Ils me rencontrèrent physiquement en temps et lieux fixés à l'avance. Pour mon compte, je crois que ce sont des êtres humains vivant sur cette terre, mais qui possèdent des pouvoirs terribles et surhumains... Mes rapports physiques avec eux m'ont montré combien il est difficile à un mortel, si avancé soit-il, de supporter leur présence. Je ne veux pas dire que dans ces rares cas de rencontre avec eux l'effet produit était celui de la dépression physique intense qui suit la perte du magnétisme. Au contraire, je me sentais au contact avec une force si terrible que je ne puis que la comparer avec l'effet ressenti par quelqu'un qui a été près d'un éclair pendant un violent orage, accompagnée d'une grande difficulté de respiration... La prostration nerveuse dont j'ai parlé s'accompagnait de sueurs froides et de pertes de sang par le nez, la bouche et parfois les oreilles. "

Mathers n'aurait pas été le seul à " rencontrer " ces personnages pour le moins hors du commun. Crowley avait aussi cette obsession, et décida finalement Mathers à les lui présenter. La scène se serait déroulée une nuit, dans le Bois de Boulogne...

À son entrée dans le temple, un nouvel initié devait choisir une devise, généralement en latin, devenant dès lors son patronyme officiel au sein de l'ordre. Ainsi Mathers se faisait-il appeler Deo Duce Comite Ferro, Machen était Filius Aquarii, Yeats était Demon est Deus Inversus, Westcott était Sapere Aude. Anna Sprengel avait pour devise Sapiens Dominabitur Astris. Crowley, qui se plaisait à ne rien faire comme les autres, se fit appeler Frère Perdurabo.

Il faut essayer de s'imaginer les illustres écrivains adeptes de la G.D. pendant leurs discussions dans les temples, s'interpellant à coup d'initiales hermétiques :

- Comment allez-vous cher D.D.C.F. ?

- Oh, comme ci comme ça mon cher F.A. Ce turbulent F.P. fait encore des siennes aujourd'hui, et S.A. ne veut pas entendre raison au sujet des nouveaux Rituels. C'est pourtant S.D.A. qui me les a confiés !...

La démarche des adeptes paraît avoir été l'étude de la magie afin d'acquérir, à force de lectures, de méditations et de rites, une élévation spirituelle intérieure de très haut niveau. Le but ultime (l'accession rêvée et plus qu'incertaine aux trois derniers niveaux) " transmutant " en quelque sorte l'initié en quelque chose d'autre, quelque chose de plus qu'humain, aux capacités et aux connaissances incomparables (on pourra rapprocher cette conception de celle de l'alchimie opératoire traditionnelle, la réalisation du Grand Œuvre n'y étant pas considérée comme autre chose qu'une transmutation de l'alchimiste lui-même). Selon l'écrivain Jacques Bergier, dans son ouvrage Les Livres Maudits (J'ai Lu, 1971), l'enseignement de la G.D. portait en grande partie sur l'étude du langage " énochien " développé par le mage John Dee. De quoi s'agit-il ?

John Dee vécut au XVIème siècle en Angleterre et en France et pratiquait les sciences occultes. Une nuit, en être de lumière apparaît dans sa chambre et lui confie un morceau de miroir par lequel, en se concentrant, il est censé pouvoir entrer en communication avec les anges, et principalement le premier d'entre eux, Énoch. Au final, John Dee, secondé par un certain Kelly qui exploita parfois sans vergogne la naïveté de son maître, rédigea de nombreux manuscrits en langue énochienne. Jacques Bergier cite un exemple de ce verbiage, avec son humour habituel :

" Il reste des textes en énochien, particulièrement un texte qui permet de se rendre invisible : Ol sonuf vaorsag goho iad balt, lonsh calz vonpho. Sobra Z-ol ror I ta nazps. Ce qui ne ressemble à aucune langue connue. Il paraît que si on prononce correctement le rituel, on est entouré par un ellipsoïde d'invisibilité à une distance moyenne de 45 centimètres du corps. Je n'y vois pas d'objection. "

 

John Dee est l'auteur d'un grimoire occulte, A True and Faithful Relation of what passed for many years between Dr John Dee and Some Spirits, publié à Londres en 1659. Il serait aussi le concepteur de Tablettes Énochiennes, qui servaient à décoder le langage de ces esprits. Une étude de ce système complexe de cryptographie est publiée en 1957 dans la revue La Tour Saint-Jacques, étude basée sur un livre de Israël Regardie, ancien adepte de la G.D.

L'analogie avec des jeux stylistiques et sémantiques plus modernes est frappante. Ces grilles dans lesquelles étaient placés les mots des anges, et desquelles on tirait de nouveaux mots après de multiples manipulations (par exemple des noms d'anges), n'ont rien à envier aux expériences littéraires des surréalistes ou de l'OuLiPo. Elles annoncent aussi les techniques modernes de codage de texte, à des fins d'espionnage ou de stratégie militaire par exemple. Voici sans doute une explication à la présence de tant de grands esprits à la G.D., beaucoup en effet devaient trouver passionnants ces systèmes cryptographiques, qu'ils les prirent pour de simples jeux littéraires ou pour de grandes révélations très secrètes. Mais dans quelle mesure cet enseignement " hermétique ", saupoudré de symbolisme alchimique, de doctrines mystiques ou de considérations chrétiennes, a-t-il influé sur la création littéraire ou artistique de chacun ?

Le fameux Dracula de Bram Stoker est publié en 1897. Un passage de cet ouvrage correspond étrangement aux doctrines et mythes véhiculés par la G.D. :

" (Dracula) était de son vivant un homme remarquable, guerrier, homme d'état, alchimiste, et l'alchimie représentait alors le plus haut degrés de la science. Il avait une puissante intelligence, une culture sans égale, et un cœur qui ne connaissait ni peur ni remords. Il eut même l'audace d'assister aux leçons de Scholomance et ne laissa sans s'y essayer aucune branche du savoir de son époque. Aussi, en lui, le pouvoir de l'intelligence a survécu à la mort physique bien que, semble-t-il, sa mémoire ne soit pas demeurée intacte. "

Un Dracula ancien alchimiste, ancien érudit, dont " le pouvoir de l'intelligence a survécu à la mort physique ", voilà un portrait qui fait bizarrement écho aux histoires de Chefs Secrets, plus qu'humains et terrifiants, dont parle Mathers. Dracula, Supérieur Inconnu ayant mal tourné ? C'est là un exemple parmi d'autres. Il serait bien étonnant que les écrits de Machen ne participent pas de la même influence. Le grand Dieu Pan (1894) avec ce personnage d'Hélène Vaughan à l'humanité toute relative (inspiré d'Anna Sprengel ?) et ces choses terribles tapies dans les bois (inspirées des Chefs Secrets ?), laisse entrevoir des préoccupations similaires à celles de la G.D . Yeats publie en 1925 un gros livre abscons : A Vision. Selon l'étude de Pierre Victor sur la Golden Dawn parue dans La Tour Saint-Jacques en 1956, le poète aurait eu révélation de ce " système psychologique et historique fort compliqué " en employant des procédés de voyance... L'univers psychologique et mythique de la G.D. a donc certainement été une source d'inspiration pour ses adeptes. S'il est certain que Mathers (qui finit par sombrer dans l'alcoolisme) ou Crowley (qui finit gourou de secte) croyaient réellement aux histoires terribles de Supérieurs Inconnus, d'autres adeptes avaient tout de même plus de recul. Machen, encore lui, indique dans son autobiographie Things near and far (1924) :

" J'avais fait d'étranges expériences - étranges, elles me le semblent encore - du corps, de l'âme et de l'esprit ; je supposais que l'Ordre, dont j'avais obscurément entendu parler, pourrait me donner en ce domaine quelque lumière, quelque conseil, quelque règle. Mais... je me trompais : l'Étoile du Crépuscule ne jeta aucun rayon d'aucune sorte sur mon chemin. "


page 3 : Le fou, le clairvoyant malgré lui et le fantôme