UP AND DOWN, GOLDEN DAWN (4/4)

 

Le fou, le clairvoyant malgré lui et le fantôme

 

L'influence de la Golden Dawn sur la création littéraire, artistique, de ses adeptes, dépassa peut-être même leur volonté propre. Jusqu'où, par exemple, Aleyster Crowley était-il maître de lui-même ? De quoi était-il esclave, si ce n'est de ses propres démons intérieurs, de ses pulsions profondes, de ses fantasmes ? Ce qui n'exclue nullement, par ailleurs, une certaine part de véritable fantastique et de mystère dans sa vie. Il n'est que de parcourir le jeu de Tarot qu'il publia lorsqu'il dirigea plus tard l'Ordo Templis Orientis, jeu exécuté sous sa direction, pour se rendre compte de la place prépondérante que tenait par exemple le sexe dans sa cosmologie. De quoi ravir tout pieux disciple d'un Freudisme trop souvent caricatural. Arthur Machen quant à lui, fut la victime bien involontaire de la célèbre histoire des " Archers de Mons ", qui est pour beaucoup dans sa notoriété. En 1914, il publie dans The Evening Standard une nouvelle de guerre, The Bowmen, dans laquelle les spectres de archers de la bataille d'Azincourt viennent au secours des soldats anglais de la bataille de Mons. Des lettres ne tardent pas à arriver en nombre à la rédaction du périodique : des soldats ayant participé au combat prétendent avoir vécu véritablement cet épisode merveilleux. Machen dément, écrivant à plusieurs reprises que sa nouvelle n'est qu'imagination, rien d'autre qu'imagination. Il s'attire ainsi le dédain de nombreux lecteurs, aimantés par le fantastique comme l'abeille par le miel. Pendant ce temps, une infirmière de l'armée anglaise, Phyllis Campbel, se rend compte que les récits de blessés de guerre dont elle s'occupe se recoupent. Après guerre, elle rencontre une autre infirmière, allemande celle-ci, lors d'un banquet d'anciens combattants. Elle aussi a eu vent de cette apparition merveilleuse, mais contée par des soldats allemands. Tous les témoignages ainsi réunis concordent : il y eu bien, lors de la bataille de Mons en 1914, une apparition. Dans le ciel, un chevalier en armure dorée monté sur son cheval blanc dressa son épée vers les Allemands.

Histoire grotesque ? Peut-être, mais il est curieux que l'ancien adepte d'une société dans laquelle on pratiquait une magie proche de la création littéraire, se retrouve ainsi mêlé, par sa plume, à l'irruption d'un événement magique en pleine guerre.

Le chercheur Yves Lignon, fondateur du Laboratoire de Parapsychologie de Toulouse, indique dans son livre Quand la science rencontre l'étrange paru en 1994 :

" Mais, si croyants et incroyants, Anglais et Allemands ont bien vu l'apparition, Arthur Machen lui, n'a eu que des images en tête. Peut-être est-ce pour cela qu'il a fait intervenir toute une troupe d'archers là où les soldats n'ont aperçu qu'un cavalier. Quelle importance ? Lorsqu'un écrivain quelque peu damné se trouve, sans même le savoir, au cœur d'un phénomène de voyance dont la cible, de plus, est une apparition, on peut tout de même le laisser enjoliver certains détails. "

Enfin, il faut citer le cas bien étrange de cet écrivain peu connu que fut Énoch Soames, membre bien mystérieux de la G.D. On ignore presque tout de la vie de ce personnage. Il en reste le témoignage de son confident Max Beerbhom, un dessin du portraitiste Rothenstein, quelques poèmes, et le spectre de ses deux livres, totalement introuvables, Negations et Cryptogames. Beerbohm consacre quelques lignes à Negations dans About a so-called Enoch :

" J'eus beau chercher, ce mince volume vert resta pour moi une énigme sans queue ni tête. Je ne trouvai dans la préface nul fil d'Ariane qui me fit franchir le labyrinthe étroit des textes qui suivaient ; et dans ce labyrinthe rien qui pût éclairer la préface. "

Hermétique, Soames l'était sans aucun doute ! Et ce malgré la discutable théorie d'un Paolo Ricardo Blanca-Calle, qui prétend démontrer dans son très court ouvrage que notre écrivain n'avait aucun intérêt et que toute recherche sur lui serait inutile (" Soames ne peut pas être autre chose qu'un idiot parce qu'il n'est pas autre chose qu'un idiot ").

La légende de Soames est bien étrange elle aussi. Si l'on en croit Beerbhom, Énoch n'avait qu'un souci : savoir si son nom brillerait au firmament de la littérature universelle après sa disparition. Il était prêt à vendre son âme au diable pour en avoir le cœur net et le clamait haut et fort. Il trouva dans les Chefs Secrets un excellent substitut au trop classique Satan, qui d'ailleurs tardait à venir.

Ce serait vers la fin de l'année 1897 qu'il aurait finalement obtenu satisfaction : Crowley accepte de les lui présenter, vraisemblablement dans le restaurant Londonien The Twentieth Century. Altruisme soudain de Crowley ou ignoble piège ? Crowley savait pertinemment que son camarade n'était pas préparé à une telle expérience, de quelque nature qu'elle soit. On ne revit plus jamais le petit écrivain...

Fin 1997 est édité à compte d'auteur le livre d'un certain Mark Samuels Lasner, The Ghost of Enoch Soames, qui réunit les témoignages des chercheurs présents à la Bibliothèque de Londres, principalement des universitaires, lors de la soudaine apparition d'un " fantôme ", qu'on vit consulter les notices biographiques, puis les répertoires des œuvres, puis enfin les anthologies de littérature anglaise du XIXème siècle... Le " fantôme " fut identifié comme étant Soames, grâce notamment au portrait de Rothenstein.

Encore une fois, qu'il s'agisse ou non d'une histoire exacte, que les témoins cités par Lasner (qui était présent) virent vraiment ce qu'ils crurent voir, n'est pas aussi important pour notre propos que le fait que Soames appartenait à la Golden Dawn...

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Mathers et Crowley s'abîment dans l'alcool ou dans la folie, comme rongés par les choses qu'ils ont vues. Yeats, Prix Nobel, rédige une vaste étude écrite par voyance. Machen est mêlé bien malgré lui à une histoire inexplicable de voyance et d'apparition. Soames disparaît en 1897 et son spectre réapparaît 100 ans plus tard exactement pour vérifier si son nom a bien été retenu par la postérité.

Tous ces hommes de lettres, ainsi que leurs compagnons de route de la Golden Dawn, furent comme happés par leurs activités et leurs études " occultes ". Comme un ressac, elles les rattrapa d'une manière ou d'une autre. Leur art se mêla à des conceptions magiques, à des croyances hermétiques, et en ressortit transformé, nourri, altéré. Avec la Golden Dawn, sans doute à l'insu de ses adeptes, des bruits de pas se firent entendre aux frontières de la réalité.

 

Grégory Gutierez, novembre 98