IMPOSTURE INVISIBLE

"Tel est pris qui croyait prendre."

dicton populaire

Traduction de l'article " Invisible deception ", paru dans le n°153 de la revue The Skeptikal Inquisitor (Jan. 99).

Par Harry Brollock, physicien connu.

 

Le numéro 0 de la revue Spectre est certainement à prendre avec des pincettes, et à lire en se méfiant de chaque mot, de chaque ligne, de chaque argument exposé, de chaque théorie discutée, et par dessus tout de chaque fait cité à l'appui, comme l'indique cyniquement une des rubriques de ce bizarre périodique.

Nous en prendrons pour preuve le texte d'un incertain " Grégory R. Gutierez " (encore un des pseudos que semble tant affectionner l'équipe rédactionnelle ?) intitulé hermétiquement : " Up and Down, Gold and Dawn ", débutant en page 131 de la dite revue. Le texte se présente comme un dossier objectif et documenté, citant des auteurs obscurs et exposant des documents iconographiques rares afin de dépeindre la société initiatique " Golden Dawn ", qui sévit de la fin du XIXème siècle jusqu'aux toutes premières années du nôtre. Mais une lecture attentive, et la consultation d'ouvrages sur le sujet, permet de se rendre compte de la grossière escroquerie intellectuelle dont il s'agit.

Le cas le plus flagrant de détournement des faits se situe en page 141, où l'auteur, dans un chapitre intitulé " Le fou, le clairvoyant malgré lui et le fantôme ", cite le cas de l'écrivain anglais Enoch Soames, membre de la secte, qui aurait pactisé avec les mystérieux Supérieurs Inconnus ou encore Chefs Secrets adorés dans le cadre de la Golden Dawn, afin de pouvoir revenir sur Terre un siècle après sa mort pour vérifier par lui-même si son œuvre lui avait survécu…

Passons sur l'aspect indéniablement absurde d'un tel scénario, pour nous pencher sur les sources citées par le soi-disant " Grégory R. Gutierez " :

1 - le livre About a so called Enoch d'un certain Max Beerbhom (aucune mention de l'année de parution et de la maison d'édition…)

2 - le livre Soames, histoire d'un idiot de Paolo Ricardo Blanca Calle (Editions du Patrimoine de la Raison Triomphante, 1985)

3 - Le livre The ghost of Enoch Soames d'un obscur Mark Samuels Lasner (édité à compte d'auteur en 1997).

4 - Les propres livres de Enoch Soames, Negations et Cryptogames.

Une recherche, même poussée, en bibliothèque ne permet pas de trouver trace des éléments 1 et 2. Notamment, les " Editions du Patrimoine de la Raison Triomphante " n'existent pas et n'ont jamais existé. Encore plus intéressant, l'auteur de l'article cite en note, page 138, la revue Le Visage Vert, n°3, 1997, d'où serait tirée une citation de l'auteur Arthur Machen sur la Golden Dawn. Or, en feuilletant cette revue simplement intitulée " Revue de littérature ", on s'étonne de trouver sur sa couverture dans une liste d'écrivains, majoritairement anglais et du début du siècle, le nom de Max Beerbhom. Et comment s'intitule la nouvelle de Max Beerbhom contenue dans la revue Le Visage Vert ? Tout simplement : Enoch Soames ! Et que raconte-t-elle ? Rien moins que l'histoire d'un obscur petit écrivain anglais, auteur des deux opuscules Negations et Cryptogames, qui cherche et réussit à pactiser avec le diable afin de vérifier, un siècle après sa mort, si la postérité a retenu son nom ! Cerise sur le gâteau, une préface à cette nouvelle nous apprend même que des amateurs de Max Beerbhom firent imprimer en 1997 un petit livret sans titre célébrant l'apparition du fantôme de Soames, en forme d'hommage posthume de l'écrivain…

Une partie au moins du texte de M. Gutierez se fonde donc sur une manipulation : un simple personnage de fiction littéraire se retrouve mentionné comme véritable auteur du début du siècle, ayant partie liée avec les sectaires de la Golden Dawn. Dans ces conditions, quel crédit accorder au reste du texte ? Et par extension (mais une extension bien légitime), quel crédit accorder aux autres textes de la revue ?

Mais au-delà de la simple mystification littéraire et intellectuelle, si médiocre soit-elle, pourquoi la personne ayant signé Grégory R. Gutierez s'est-elle prêtée à ce jeu ? Et pourquoi indiquer dans le texte même la revue Le Visage Vert, ce qui revient à donner au lecteur curieux ou méfiant la piste à suivre pour démasquer le mensonge, pour peu qu'elle fasse l'effort de retrouver la revue en question ? Il y a là une énigme bien curieuse.

On versera comme autres pièces à cette enquête ces quelques remarques :

- Le texte parle d'une secte d'intellectuels et d'écrivains du début du siècle aux visées obscures. Or, qu'est-ce aujourd'hui que l'entreprise des Gentlemen Invisibles, sinon une secte d'intellectuels et d'écrivains aux visées obscures ? Il est d'ailleurs fait mention dans la " Déclaration des Gentlemen Invisibles " p.6 d'être les " porte-paroles d'une secte ", de " créer une communauté " et d'avoir " les mêmes idées ". Il est fait aussi mention p.5 dans l' " Ours ", d'abord des " Amis " des Gentlemen Invisibles (et nous n'aurons pas d'éclaircissements sur ces " Amis "…) puis d'un " Service d'Ordre ", composante que l'on retrouve dans toute secte…

- Contrairement aux autres, l'annexe n°IV du texte sur la Golden Dawn ne comporte aucune légende et ne trouve aucun renvoi dans le corps du texte. Quel personnage représente-t-elle ? Pourquoi cette absence d'information ?

- Discourant sur Arthur Machen, l'auteur mentionne son roman Le Grand Dieu Pan (1894) et son personnage principal, Hélène Vaughan, qu'il compare à la mystérieuse Anna Sprengel, guide des sectaires de la Golden Dawn. Mais ce nom d'Hélène Vaughan n'est pas inconnu des amateurs de la petite histoire du XIXème siècle : sous la plume de l'anticlérical Léo Taxil, le personnage de " Diana Vaughan " enflamme les passions extrémistes des Catholiques de l'époque, aussi bien en France qu'en Angleterre. Diana Vaughan, ex-franc-maçonne convertie au catholicisme et dévoilant les secrets de ses anciens compères, est un personnage totalement fictif, inventé par le perfide Taxil afin de ridiculiser l'Eglise, ce qu'il réussit alors fort bien. Il s'agit là d'une duperie littéraire qui n'a pas été égalée depuis lors… Que penser alors, en fin de compte, de la dernière phrase de l'article de Grégory R. Gutierez : " Avec la Golden Dawn, sans doute à l'insu de ses adeptes, des bruits de pas se firent entendre aux frontières de la réalité. " ? Remplacez juste le terme Golden Dawn par le terme Gentlemen Invisibles, et le mot " réalité " par le mot " raison " et une nouvelle clé interprétative se fait jour quant à l'entreprise Spectre…

Il paraît donc démontré que l'entreprise Spectre s'apparente à un mouvement sectaire. Au moins un des auteurs du premier numéro à cherché consciemment à avertir le lecteur avisé, en soumettant à la rédaction une étude sur la Golden Dawn qui porte en elle-même les indices permettant de la dégonfler totalement, et réussissant par là-même à mettre en parallèle cette Golden Dawn et les Gentlemen Invisibles.

Il convient dès lors de se pencher sur ces fameux " Supérieurs Inconnus " dont il est question. Si les adeptes de la Golden Dawn croyaient en ces mystérieux initiateurs, alors les Gentlemen Invisibles doivent, d'une manière ou d'une autre, être liés, eux aussi, à des Supérieurs Inconnus, c'est-à-dire à des personnes qui agissent, influencent et manipulent dans l'ombre … Peut-on déceler leur présence dans les pages de Spectre 0 ? C'est là que resurgit cette énigmatique " Annexe IV ", représentant une silhouette qui semble entièrement revêtue de cuir, des pieds à la tête, et baignant dans le flou le plus total. On ne peut donc rien savoir du personnage qui se cache sous cette carapace… Aucune légende ne vient non plus éclairer le lecteur : il y a juste présence…

Ne serait-ce pas là une manière pour ceux qui tirent les ficelles de Spectre de signaler leur présence ? Et peut-être, terrible perspective, uniquement par jeu ? Car à bien y regarder, qu'est-ce que la philosophie défendue par Spectre si ce n'est celle de l'absurdité et du vide, sans même que ses acteurs n'en soient conscients ? Ainsi la première phrase de la revue commence-t-elle par cette bien étrange question : " Les deux hémisphères cérébraux induisent le problème de l'entre-deux : que se passe-t-il au milieu ? " Questionnement bien irrationnel, on en conviendra sans mal : c'est faire preuve d'une très grande ignorance des connaissances les plus élémentaires en physiologie que de réfléchir à partir de telle absurdité. Les hémisphères cérébraux n'induisent rien en eux-mêmes, ils ne sont que les parties bien connues et étudiées du cerveau, qui n'ont pas en elles-mêmes la capacité d'induire quoi que ce soit.

Mais alors, qui " induit " dans cette histoire ? Qui " pose le problème de l'entre-deux ? ". Le texte sur la Golden Dawn semble nous donner une piste de réponse : qui d'autre sinon ces " Supérieurs Inconnus " de l'entreprise Spectre qui paraissent éprouver un malin plaisir à agir par jeu en manipulant les acteurs de la revue ? A la lumière de cette interprétation, beaucoup d'autres énigmes ou absurdités du n°0 trouvent un sens plus pragmatique :

En pages 20 et 21, le lecteur peut admirer deux " photographies d'art " baptisées " Le préoccupateur (le complot) ". A première vue, ces deux images n'ont aucun lien avec le reste du numéro. Aucune référence dans aucun texte. Aucune légende. Mais à qui sait bien regarder, le personnage de la p.20 porte sur lui de multiples étiquettes de la chaîne de magasin de grande consommation MONOPRIX, à la différence près qu'ici les lettres M et O sont absentes : tout n'est pas dit dans Spectre. Mais à quoi correspondraient ces lettres absentes M et O ? Peut-être à Modus Operandi. Mais trouve-t-on ce terme de Modus Operandi dans le numéro ? Oui. En page 33, le voici, au centre d'une phrase dont la signification fait frémir : " Il semble que le modus operandi ne soit pas à dévoiler ". Nous laissons le lecteur seul juge mais indiquons simplement que la photographie de la p.21 contient le mot : " Machination ". Pour poursuivre notre démonstration et afin de ne pas être accusé de critiquer sans se référer explicitement au texte, cette suite de citations tirées de divers articles du n°0 donnera une image plus précise des trois composantes essentielles du discours des G.I. :

 

1. Obscurantisme, syncrétisme et fadaises :

" Tous les grands mystiques de toutes les religions sont nôtres " (p. 6)

" La réalité est un principe totalement arbitraire " (p.14)

" Peut-être que les soucoupes volantes ont déjà atterri " (p.15)

" Le surnaturel fait partie de la vie " (p.37)

" Et si cet Univers (…) était plus que chimérique ? " (p.45)

" Sur la toile, explose l'identité occulte " (p.38)

" Si les représentations exotiques de ces peintres n'étaient en définitive que le témoignage d'une perception extrasensorielle ? " (p.45)

" Johansen affirme qu'il fut absorbé par un angle de maçonnerie qui n'aurait pas du être là " (p.75).

" la vie est un mauvais rêve " (p.76)

" Le Nécronomicon est un ouvrage qu'on dit " maudit ", parce qu'à l'image de tout grimoire, il contient des secrets, ou des clefs ". (p. 64)

" J'ai été initié. Je fus choisi. Je suis l'élu" (p.80)

" En puissance, nous sommes des dieux " (p.81)

" L'inconnu unit car il est l'avenir des différences et des ressemblances dans une égale mesure " (p.123)

 

Dérives fascisantes et rejet du monde moderne :

" Notre philosophie est un humanisme cruel " (p.6)

" La pensée dominante isole, marginalise le créateur de beauté, et le pouvoir l'enferme, et finalement l'élimine " (p.15)

" Il semble que les artistes contemporains ne font que balbutier et que le XXIe va porter très haut ce concept ". (p.33)

" Vraiment, ce pot doré devant Beaubourg, quelle ineptie ! " (p. 32)

" Nous vivons l'ère du blabla " (p.90)

" La déroute est partout, signe peut-être, d'une marche plus chaotique qu'organisée " (p.36)

" Pourquoi confies-tu aux Dieux ton destin, misérable mortel ? Tu peux, et tu dois, toi seul porter sur ta face rayonnante le sceau glorieux de la victoire " (p.83)

" L'Ordre est voué à la destruction " (p.80)

" La loi du plus fort est toujours la meilleure " (p.129)

" Les leurres de notre réalité conceptuelle sont le christianisme il y a quelques siècles et la démocratie de nos jours " (p.125)

" La science est un oracle de mauvais augure, une pythie démoniaque proférant sombrement de rauques malédictions " (p.71)

" Les damnés mènent la danse " (pages 71, 148, 153)

" Tu n'y comprends rien ? Tant mieux ; cette science n'est pas pour les âmes faibles. " (p.154)

 

Références crypto-fascisantes et satanistes du n°0 :

Jean Baudrillard ; Jacques Bergier ; Léon Bloy ; William Burroughs ; Paul Claudel ; Aleyster Crowley ; Guy Debord ; Martin Heidegger ; J.K. Huysmans ; Anton La Vey ; Lautréamont ; H.P.Lovecraft ; Pierre Mallet ; Charles Manson ; Marilyn Manson ; Friedrich Nietzsche ; Louis Pauwels ; Ann Rice ; D.A.F. de Sade ; Saint-Loup ; Schopenauer ; A.N. Skriabin ; Bram Stoker.

 

Charabia :

" Je vis au milieu de moi " (p.39)

" Cet abîme entre deux moyens distincts d'expression ouvre une double possibilité de lecture " (p.56)

" La vie n'est plus qu'un état rêvé, artificiel, fabriqué par les déséquilibres des sensations et des impressions, les fêlures de l'imagination " (p.55)

" Le péril est lui-même, s'il est comme péril, ce qui sauve. Le péril est ce qui sauve, dans la mesure où c'est de son essence se retirant dans le tournant qu'il porte avec lui ce qui sauve " (p.113)

" C'est utiliser des moyens impropres à des fins inconcevables qui ne le sont pas " (p.122)

" L'ailleurs de toute pensée dévoilée vivante qui tient pour démontrable les pensées de toute vérité morte est notre source de vie non-encore atteinte par la raison. Elle doit en être préservée " (p.124)

" Le personnalisme et ses images font donc la guerre à l'expérience vraie qui se manifeste naturellement par le souvenir sans signal ". (p. 129)

" Peut-on apprivoiser l'oxygène en fusion ? ! Peut-on être la lumière puis l'obscurité sans s'essouffler et perdre de vue toute direction ? ! " (p.152)

La page 157 en entier.

 

A cette liste déjà fort exhaustive, nous nous autorisons à ajouter cette citation non moins éclairante sur l'aspect intéressé de l'entreprise Spectre :

" N'oubliez pas de vous abonner, les guides vivent de vos dons " (p.77)

Laquelle phrase a le mérite de démontrer à la fois l'intéressement financier et la certitude pour les acteurs de Spectre d'être des " guides ".

Que répondre à tant de charlatanneries et d'obscurantisme ? Encore une fois, il faut s'en référer aux Maîtres et ne citer parmi eux que le plus grand. Voltaire disait : " Un mystère ne fut jamais une explication ".

Pr. Harry Brollock

 

(Traduit de l'anglais par Grégory Gutierez)

 

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